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27 avril 2024

« Retour sur la question juive », par Elisabeth Roudinesco : le judaïsme se mesure-t-il seulement à l’aune de l’antisémitisme ?

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Le clivage -simple séparation ou terrible déchirure- se situe au cœur du judaïsme. Il en est l’essence même. Retrait d’un Nom, parole divine devenue tétragramme imprononçable, manque à être du premier homme constitutif de son autre, de sa moitié sexuelle sans laquelle il -ich- n’existerait pas, élection d’un peuple pourtant condamné à subir l’errance, hors d’un temple détruit et toujours à reconstruire. Entre sépharades et ashkénazes, judaïsme primitif et judéité moderne jouent toujours les chassés-croisés sur les routes sinueuses d’Israël.

jpg_erok.jpgSéparation ne vaut pas forcément contraire. Faut-il donc, à l’image du dernier ouvrage d’Elisabeth Roudinesco, se limiter à aborder cet « autre » sous la forme de son opposé, de sa récurrente tentation négatrice, du retournement en son contraire ? Certes, en miroir et en cascade, antijudaïsme, puis antisémitisme et antisionisme s’engendrent, se complètent et se succèdent dans l’histoire humaine, provoquant chez ses victimes, la tragique et lente parthénogenèse d’une conscience juive. Pour, le courage n’étant qu’un prolongement de la lucidité, celle d’une gestation doublement millénaire, enfanter aux forceps une nation salvatrice.

Il y a presque, si l’on ose dire, un double pléonasme dans ce « retour à la question juive » proposée par l’historienne de la psychanalyse : le judaïsme est nécessairement « question ». Cette interrogation fait sans cesse « retour » au sein d’une communauté à qui il a été éternellement ordonné -Midrash oblige- de se « rechercher ». Une énigme finalement dépourvue de solution à l’image d’un célèbre proverbe du Talmud : la réponse est le tombeau.

Cette « question » là n’intéresse apparemment pas Elisabeth Roudinesco. Celle-ci entend plutôt « dépasser historiographie juive et antijuive ». Tout en menant ici ou là de brèves incursions dans l’exégèse religieuse, puisant en outre dans le registre de la psychanalyse, elle préfère s’en tenir, fil conducteur de ses réflexions, à l’allégorie plus politique, sinon engagée d’un humain dont le courage force la volonté de Dieu, du combat de Jacob avec l’Ange, à l’issue duquel le nom d’Israël échut au valeureux lutteur. Au risque, en jouant ainsi sur les trois tableaux, de désorienter un peu plus le lecteur profane. Ou le puriste. Mais le judaïsme ne se situe-t-il pas d’office au triple carrefour de la religion, de la politique et de l’inconscient ? Une approche multiple dont les grandes figures intellectuelles lui servent de « points de capiton » pour sa pensée, rassemblant au détour d’une galerie très érudite -mais également très éparse- de portraits et de textes souvent méconnus, les étapes décisives de cette « question juive ».

Elisabeth Roudinesco remonte ainsi aux premiers pas de l’antijudaïsme chrétien puis médiéval, persécution essentiellement confessionnelle d’un juif « accusé » d’être à la fois « dedans et dehors » -encore et toujours- dans une société marquée par un monothéiste exclusif. Une tyrannie qui devient ensuite plus « sociale » et stigmatise ses « pouvoirs financiers, de l’intellect et de perversion sexuelle ».

En lutte contre l’obscurantisme religieux, nourrie de la philosophie des Lumières, la révolution française « émancipe le Juif » : « tout donner au juif comme individu, tout refuser au juif comme nation » lancera Stanislas de Clermont-Tonnerre en 1791 pour marquer son idéal d’universalité. « Nation », malgré la confusion d’Elisabeth Roudinesco à ce sujet, qui doit être entendue à l’époque -et ce, dès le Moyen-âge- comme une communauté de personnes regroupées en fonction de leur langue, de leur religion, ou de leur origine géographique commune. Une émancipation qui constituera, nous précise l’universitaire dans un développement aussi argumenté qu’instructif, une phase cruciale : certains « penseurs français et juifs » tiendront ces « Lumières » pour le « creuset originel des deux totalitarismes nazi et stalinien » à venir. Ils reprocheront à la révolution d’avoir, en quelque sorte, sécularisé le fidèle et de l’avoir éloigné de sa « religion d’appartenance ». En se laïcisant, indique l’auteure pour éclairer ce « changement de paradigme », la thèse du « premier parent » est « racialisée ». Elle ouvre la voie à l’antisémitisme, concept plus tardif inventé en 1879.

Un antisémitisme qui sera aussi « le moteur d’une révolution de la conscience juive ». Toujours magistrale dans sa démonstration et ce, malgré l’impression parfois désagréable d’un ouvrage formé de fiches successives, Elisabeth Roudinesco convoque grands philosophes, illustres écrivains et responsables politiques. Elle démontre toute l’ambivalence -les entrelacs de leurs pensées comme le curieux retournement en son contraire de leur argumentation- des discours de ceux qui, par exemple, condamnent violemment l’antijudaïsme pour mieux faire le lit de l’antisémitisme. Ou qui y puisent, comme Théodore Herzl chez Drumont, « une force motrice » pour mettre en œuvre « un vaste programme d’évacuation des Juifs européens vers un autre territoire ».

Mutation permanente du virus de l’antisémitisme, mais aussi adaptation de ce denier au sionisme, lui-même issu de « la désacralisation du monde européen », le négationnisme du génocide, phénomène qui mêle « théorie conspirationniste » et « mode d’interprétation délirante », offre à Elisabeth Roudinesco l’occasion de rappeler que « l’antisémitisme est aussi affaire d’inconscient ». Prisme déformant dont aura été également victime, la philosophe Hannah Arendt, cible de vives critiques pour avoir été « perçue à l’opposée des idées qu’elle défendait » dans ses réflexions sur la « banalité du mal » et au procès d’Eichmann.

En insistant sur les nombreux passages où elle règle ses comptes avec certaines ambiguïtés de l’orthodoxie freudienne -discours de Anna Freud à Jérusalem en 1977, politique de Jones avalisée par les dirigeants de l’IPA- on ne pourra pas passer non plus sous silence les conclusions de l’historienne de la psychanalyse, un appel lancé aux « Israéliens » : choisir entre « démocratie laïque » et « caractère juif de leur Etat », la seconde option présentant, selon elle, le risque d’un « devenir religieux et racialiste ». Oubliant peut-être trop rapidement que le judaïsme fut, à l’image des réflexions de Mordekhaï Kaplan, une civilisation avant d’être une religion. Une conclusion sous la forme d’un ultime « retour » de balancier, à l’opposé cette fois-ci d’un ouvrage qui débute par la mention du XXXIIème article de la Charte du Hamas palestinien, morceau d’anthologie d’un antijudaïsme virulent et « régressif ».

Elisabeth Roudinesco, « Retour sur la question juive », Coll. Bibliothèque idées, Editions Albin Michel, 2009.

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