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28 avril 2024

Corps de femmes : le nouveau pathos de la modernité.

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« L‘amour-haine envers le corps imprègne toute la civilisation moderne. Le corps est raillé et rejeté comme la part inférieure et asservie de l’homme et en même temps, objet de désir comme ce qui est défendu, réifié, aliéné » affirmaient en 1947 les philosophes et sociologues Horkheimer et Adorno dans leur réflexion sur « la dialectique de la raison ». A l’ère des violences gratuites et dans un monde où la toute puissance de l’image règne sans partage, cette ambivalence revêt une dimension de catastrophe anthropologique dont le corps de la femme se fait le porteur symptomatique. S’ils illustrent à merveille la citation précédente, les deux auteurs dont il est ici question, Olivier Bardolle et Virginie Despentes, abordent de manière singulièrement provocante, le même registre du corps féminin. Le premier recourt à la tyrannie douce, aux images suaves. La seconde préfère la dénonciation violente et les termes crus. Avec des accents que le divin Marquis n’aurait pas reniés, l’un revisite la philosophie dans le boudoir pour en élaborer une plus adaptée aux femmes contemporaines. L’autre, en victime à la fois expiatrice et consentante, en subit toutes les mises en acte. La théorie suivie de la pratique, en quelque sorte. Ils aboutissent pourtant l’un comme l’autre au même constat, se rejoignent au même point de rencontre : vilipendé, trahi, torturé mais tout bien aussi adulé et recherché, ce corps de la femme se donne à voir, fait parler et suscite un ardent désir tout comme il angoisse celui ou celle qui cherche à le posséder.

A toutes celles qui passent plus de temps sur leur balance ou devant leur miroir, qui guettent la moindre rondeur ou s’affolent devant l’apparition d’une centaine de grammes, Olivier Bardolle dédie son « Eloge de la graisse ». En jouisseur nostalgique des anciennes pulpeuses et autres créatures libidineuses d’un siècle passé, il décline son clair penchant pour la « matière onctueuse » érotique et sensuelle, celle qui fait « tout passer » et « arrondit les angles ». La graisse chez la femme, affirme-t-il, « accueille autant qu’elle rassure ». Mais l’espèce est en voie de disparition. « Une imposture sociale » la menace qui n’a pourtant rien à voir avec la vieille crainte fantasmatique de l’homme de voir dissoudre sa virilité dans les plis et les recoins d’une telle débauche de chair. Le coupable ? le « marché hyper concurrentiel » sur lequel s’exerce la beauté féminine et que l’auteur compare à la carrière d’un sportif, c’est-à-dire forcément courte. Sous la double injonction mentale autant que sociale des canons esthétiques destinés à happer le mâle légendaire, la femme doit conserver le plus longtemps possible l’image de la jeune fille « pure et vierge », être engagée dans la vie active moderne, « être connue » plus qu’être heureuse et pratiquer le sexe comme une gymnastique à haute valeur technique ajoutée. Sans jouir. Hystérisation parfaite de la modernité, parfois sur les conseils d’une mère qui en tire le plus grand bénéfice en demeurant dans « le circuit » du jeunisme de sa descendance. Cette « hyper-jeune fille » à la « beauté parfaite » accepte de courir tous les dangers afin de ne pas dépasser la taille fatidique du 36. Et Olivier Bardolle d’énumérer la cascade d’obligations qu’elle finit par s’imposer : « existence misérable », « contraintes physiques abominables », « angoisses psycho-affectives ». « Un éclair au chocolat, écrit l’une d’entre elles, c’est cinq minutes dans la bouche mais cinq ans dans les fesses » ! Et même si les Françaises ne ressemblent pas encore aux Américaines dont une sur deux, à ce qu’il paraît, « angoisse en passant devant une boulangerie », la ségrégation des tours de hanches créée par les marques de vêtements féminins ainsi que la hantise obsessionnelle du « foutu miroir » ont envahi nos plaines et étrangleront bientôt nos compagnes ! A toutes ces femmes, l’auteur donne en effet la parole à l’issue de sa réflexion. « Criantes de vérité », ces confessions anonymes s’invitent dans un débat qui prend rapidement les allures de révélation d’un problème de santé mentale publique.

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Ces témoignages, aussi authentiques qu’édifiants, ne pèsent pourtant pas le même poids que celui livré par Virginie Despentes, l’auteur de « Baise-moi », ouvrage auquel succéda le film sulfureux du même nom qui la fit sortir de l’anonymat. Si « Eloge de la graisse » s’adresse en priorité aux affolées de la maigreur, « King Kong théorie » est écrit pour les « moches, les frigides, les mal-baisées ». On ne saurait être plus clair. A l’inverse de ces femmes qui s’efforcent de faiblir pour séduire, Virginie Despentes, elle, préfère attaquer : « tout ce qui m’a sauvée, je le dois à ma virilité ». La maltraitance sociale du devenir femme, la torture infligée à la chair, l’auteur en sait quelque chose. Adepte de la pilule à 14 ans, la jeune Virginie est violée à 17. « Viol initiatique qui fait les meilleures putes », lance-t-elle dans une formule dont la brutalité vise essentiellement à dénoncer les manquements d’une éducation sociale inhibant les défenses de la femme contre la récurrence des agressions masculines. Ce genre de blessure, on le sait, ne cicatrise jamais. Inutile, pour l’auteur, de chercher un éventuel salut et l’oubli dans le travail. A mal extraordinaire, remède exceptionnel. Ce sera la « prostitution occasionnelle ». Le récit de ses deux années, une cinquantaine d’hommes rencontrés au total, nous offre une élaboration psychologique aussi fine que personnelle. Ce qui était le plus « masculin en moi », explique encore l’auteur, devenait une fois la « tenue endossée » des attributs d’hyper-féminité. Celle-là même qui force les clients au respect et « rend les hommes aimables ». Dans un passage à l’incontestable filiation psychanalytique, elle se met à la place de ses clients : les hommes imaginent volontiers que les « femmes aiment par-dessus tout les séduire et les troubler ». Pure projection homosexuelle, conclut-elle car les hommes se rassurent sur leur virilité lorsque, a contrario, les femmes insistent devant eux sur la place accordée aux accessoires féminins. Après des tentatives aussi multiples qu’infructueuses pour extirper d’elle une douleur que les hommes lui avaient « incorporée » de force, elle trouve dans l’écriture, la thérapie salvatrice. La succession presque ininterrompue des ouvrages depuis 1998 rappelle toutefois une plaie qui suppure abondamment. Et encore. Dernier coup de griffe, peut-être, avant la rédemption personnelle comme un transfert négatif annonce la fin de l’analyse, l’auteur assimile l’édition à une forme de prostitution. Pour peu, sa fidélité aux éditions Grasset provoquerait de la suspicion.

Loin du réformisme féministe, débarrassée de l’apaisante, et socialement rassurante, prise en charge du problème par le Politique dominé par les hommes, Virginie Despentes comme l’héroïne de King Kong comprend mais trop tard qu’elle a été manipulée. Elle prône une véritable révolution. Des mentalités. Et masculine cette fois-ci tant, selon elle, les résistances de la virilité ont obéré, sinon réduit à presque rien, les avancés de la cause féminine.

Olivier Bardolle, Eloge de la graisse, Editions Jean-Claude Gawsevitch, 2006, 192 p., 16,90 Euros.

Virginie Despentes, King Kong Théorie, Editions Grasset, 2006, 156 p., 13,90 Euros.

jlvannier@free.fr

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