

Appréhender la question du suicide au travail revient donc à s’interroger sur l’intensité de ce déséquilibre vécue par un être humain à un moment donné de sa vie. Les nouvelles formes d’organisation du travail -précarisation accrue des emplois, polyvalence éclatée des tâches et mobilité géographique étendue- provoquent un séquençage, un morcellement de l’acte professionnel peu propice à la constitution d’une identité personnelle correspondante : qui peut aujourd’hui encore se vanter de pouvoir répondre à la question posée sur son activité professionnelle : « je suis… » tant la formule semble exagérée, ambitieuse sinon décalée par rapport aux réalités offertes par le monde du travail dans ce registre de « l’essence »? Ce « manque à être » éclaire d’autant mieux le grand retour des « affects » dans le monde professionnel. La notion de rémunération connaît ainsi une évolution révélatrice : si le salaire demeure pour les ouvriers comme pour les cadres un élément fondamental de leur motivation, ceux-ci n’en placent pas moins à un niveau quasi équivalent un besoin de « reconnaissance » : « association aux prises de décisions », « écoute de leur hiérarchie » en cas de modification des structures professionnelles, voire proposition d’une « formation » dont les résultats viendront soutenir les exigences de confiance en soi et d’estime de soi. On devine l’écueil : cette notion si subjective de « reconnaissance » se révèle aussi facile à cerner…que la « mesure du bien-être » destinée à faire évoluer les futurs indices économiques.
Si elle est jugée disproportionnée, sans retour en arrière possible, dénuée de tout recours, une souffrance psychique, une étape difficile de la « Midlife Crisis », une discrimination injustifiée sur le lieu de travail liée, par exemple, à l’orientation sexuelle ou à l’arbitraire d’un dirigeant qui y puise des compensations narcissiques inconscientes, peuvent alors conduire l’individu à envisager ou à commettre le pire afin justement d’y échapper. Assailli par un sentiment de complète dépossession de soi, l’être humain tient alors le suicide pour la « seule issue de secours ».
Le suicide en entreprise est aussi une mise en accusation indirecte de l’Etat, jugé impuissant à « réguler les déséquilibres économiques », accusé en outre d’avoir cédé à l’entreprise cette part d’injustice -l’irrationalité de certains salaires en témoigne- dont il avait jusqu’alors le monopole. Au risque de provoquer « l’effroi » déstabilisant de l’individu. Et de rendre peu crédible toute prétention de la puissance publique à intervenir dans la gestion privée des ressources humaines. Autant de conditions susceptibles, comme l’écrivait Freud, de signer « la défaite de la pulsion qui oblige tout vivant à tenir bon à la vie ».